HANDICAP, INCLUSION…
Lundi 31 octobre 2022 / Qu’est-ce qui se cache derrière la propension incessante à vouloir que tout devienne inclusif ? (Philippe GÉLÉOC)
Si l’on en croit Yana GRINSHPUN [1], « derrière » cet « inclusivisme » se profilerait « l’une des plus grandes impostures de ce début du XXIe siècle ». Sous couvert de « justice sociale » et d’ « émancipation », et à l’appui d’un « mot fourre-tout » – celui d’inclusion – se cacherait un programme, inspiré de théories pseudo-intellectuelles et vendu par des « intellectuels délirants » en mal d’une nouvelle utopie susceptible de succéder à celle du communisme désavoué. Ce programme n’aurait à offrir, au final et en vérité, que ceci : « injustice », « inégalité », « asservissement ». Ce sont ainsi des « tentations de non-liberté » auxquelles auraient du mal à résister nos « compatriotes actuels » qui mèneraient aujourd’hui ces derniers à entrer dans une telle « logique binaire » : « groupes opprimés et exclus » VERSUS « oppresseurs ». Bref, nous n’aurions là affaire qu’à une « imposture à l’allure totalitaire », une « imposture gigantesque », et encore une fois « une des plus grandes impostures de ce début du XXIe siècle ». Question : la critique est-elle exagérée ?
On pourrait penser que « oui » : on pourrait estimer qu’il y a quelque abus à interpréter de la sorte, et de façon homogénéisante, toutes les actions à visée inclusive : notamment en faisant tomber sous le coup de pareille critique les actions d’acteurs locaux quant à eux animés par de bons sentiments, mais aussi par des intentions fort louables et, tout de même, à dix mille lieues de telles dérives. Une ville développant une politique d’accessibilité à destination de personnes en situation de handicap et aménageant ses bâtiments recevant du public n’est que difficilement assimilable au régime communiste ou nazi instaurant, le premier des goulags, le deuxième des camps de concentration ! Dont acte.
Cette critique de l’« inclusivisme », pour radicale qu’elle soit, est tout de même intéressante à plus d’un titre. N’allons donc pas, trop rapidement, « jeter le bébé avec l’eau du bain » avant d’avoir expliqué ici, un tant soit peu, en quoi cette critique est intéressante. Son intérêt réside dans la forme d’alerte qu’elle constitue : une alerte concernant de possibles dérives. En ce sens, une des dérives peut consister à s’en prendre aux « inclus » en tant que dominants et représentants du « validisme » [2] et à s’enfermer dans une attitude victimaire, celle des « opprimés » qui auraient « le droit » de devenir, à leur tour, bourreaux, du fait qu’ils ont été auparavant victimes. Le risque est donc celui de l’entrée dans une sorte de « cycle de la violence » conçue comme vengeance, et dans l’enfermement au sein d’une catégorie (« les exclus », « les victimes ») au sein de laquelle on dit pourtant par ailleurs, et paradoxalement, se sentir à l’étroit.
Il est ainsi possible, par exemple, de s’enfermer dans une posture de « résigné-réclamant » [3] (expression que nous empruntons à Jacques ATTALI) [3], consistant à s’accommoder de la position de « personne en difficulté » ou encore « personne vulnérable », sans songer le moins du monde à se faire, en dépit de tout, acteur de sa propre vie et possible transformateur d’une partie au moins de cette vie. Autrement dit, il est possible, et même tentant, de s’enfermer dans une identité d’individu meurtri et d’opérer un repli sur la « tribu » des autres individus meurtris qui en viennent à répondre au besoin d’appartenance collective sous la forme d’un tel repli identitaire réducteur : un repli sur « une » des facettes de sa propre identité, une identification pleine et entière à la maladie et/ou au handicap.
De là à en venir à « la peur de l’autre et à sa négation » et à céder à ces « identités meurtrières » [4] maintes fois élaborées dans le cours de l’Histoire et menant la « victime » à se transformer, à son tour, en « bourreau », il n’y a parfois qu’un pas, bien aisément franchi. Tout se passe alors comme s’il y avait « « au fin fond » de chacun, une seule appartenance qui compte, sa « vérité profonde » en quelque sorte, son « essence », déterminée une fois pour toutes (…) » [4]
Où l’on voit que, derrière cette propension récurrente à vouloir que tout devienne inclusif, il peut y avoir ce qu’on pourrait nommer, par analogie avec la formule de Pascal BRUCKNER [5], une « tentation de la réification * » : autrement dit, la tentation de se laisser figer dans une identité réduite – sans forcément s’en rendre compte – à travers le discours tenu sur soi, une identité qui serait réductible à tel ou tel malheur vécu, sans possibilité de résilience aucune.
« Quand la conscience s’attarde à méditer sur ses conditions et ses limites, elle n’est pas loin d’être accablée. (…) c’est un acte qui la sauve d’être pétrifiée par ce qu’elle regarde. » Paul RICŒUR [6]
- Réification : transformation en chose.
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[1] Yana GRINSHPUN, son article :
Source : https://perditions-ideologiques.com/2022/10/10/de-limposture-lautre-linclusivisme-revolutionnaire/
[2] Charlotte PUISEUX, De chair et de fer. Vivre et lutter dans une société validiste. Editions La Découverte. 2022.
» Biographie de l’auteur : Charlotte Puiseux est psychologue et docteure en philosophie, spécialiste du mouvement crip. Elle travaille sur les questions de validisme, d’handiféminisme et d’handiparentalité et milite depuis des années dans les milieux anticapitaliste, féministe et queer/ crip. » [Commentaire de l’éditeur]. Pour aller plus loin sur ces positionnements, on peut lire : Antivalidistes, queer et féministes : que sont les théories crip ? – Les Inrocks
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[3] Jacques Attali (2014), Devenir soi. Prenez le pouvoir sur votre vie ! Editions Fayard.
[4] Amin MAALOUF (1998), Les identités meurtrières. Le Livre de poche.2004. (p.8)
[5] Pascal BRUCKNER (1995), La Tentation de l’innocence, Editions Grasset, Le livre de poche.
[6] Paul RICŒUR (1950), Philosophie de la volonté, I, Le volontaire et l’involontaire. Editions Aubier Philosophie, 2000. (p.350)